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    « Voilà toute l’histoire », conclut Astrid. Déçu ou distrait, Léo ne releva pas le flottement qu’il avait perçu dans la voix de sa sœur. Prune, plutôt contente de ses derniers partiels, s’abandonnait aux tiédeurs associées de l’air, du bras de Léo entre le dossier et son dos, et de la paume fervente qui lui emboîtait indiscrètement la hanche. En contrepartie d’heures tardives toute la semaine, Arthur disposait pour une fois de son dimanche entier. Depuis le petit matin il en savourait le déroulement, en même temps que les souvenirs de la soirée précédente, où l’absence du violon lui avait valu un regain des attentions d’Astrid. Il intercepta la main qu’elle tendait sans conviction vers son verre encore plein et  la dévisagea : « Toute l’histoire ? Et le cousin ? Qu’est-il devenu ?  - Il est mort. Une bonne dizaine d’années après avoir apporté le violon, si je ne m’embrouille pas dans les dates. Un accident : une nuit de tempête il a fallu démonter le chapiteau d’urgence ; il avait grimpé presque en haut du mât, quand une bourrasque l’a jeté à terre. -  Et ta… Monique, elle est mariée ? ou elle l’a été ? Des enfants ? des petits-enfants peut-être - elle doit avoir l’âge…  - Apparemment non. Pas d’alliance. Pas de photos affichées, ni de jouets ou de jeux, ou de ces cadeaux bricolés comme ceux que ta mère ne se décide pas à bazarder. Rien. L’appartement n’a pas l’air grand, non plus…  -  Et tu n’as pas vu  de cravate, ou d’ « Équipe » qui traîne ?… Alors ça crève les yeux : elle était amoureuse du cousin. Amoureuse pour la vie, on dirait…». La voix d’Arthur jubilait presque ; son regard enveloppait Astrid d’une douceur ambiguë. Tu vois ce qui t’attend si tu me perdais.

      

      

    FIN

      

      


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    Quant à l’origine du violon… « Non, je n’en ai jamais joué. Ni moi ni personne de ma famille. C’est un cadeau. Mon père avait un vague cousin, bien plus jeune que lui. Un garçon qu’on dirait… instable, aujourd’hui, peut-être même caractériel. Longtemps incapable de se fixer, de garder un travail plus de quelques semaines. Les filles, n’en parlons pas, il changeait de fiancée tous les trois mois. On pouvait le comprendre : il n’avait pas de famille proche ; orphelin de bonne heure, il avait été élevé par mes grands-parents ; après leur mort, quand plus rien n’allait, ni les amours ni le boulot, ni les finances évidemment, il atterrissait chez nous. Mon père l’engueulait un peu, pour la forme ; ma mère hésitait entre rire et geindre ; mes frères et moi, nous l’admirions plutôt - sa liberté, sa façon d’envoyer promener ce qui lui devenait pesant… Pour les voisins, c’était un mauvais sujet que nous avions tort d’accueillir et de réconforter, mais bah ! nous l’aimions. Finalement, il s’est engagé dans un cirque. Pas comme artiste, non, il n’avait pas de talent particulier. Il était quelque chose comme garçon de piste, homme à tout faire. Il apportait les accessoires, il nourrissait les bêtes, il aidait à monter le chapiteau, il conduisait un camion, toutes ces tâches dont la majorité des spectateurs oublie ou ignore la nécessité pour que s’accomplissent les merveilles de la représentation. Les déplacements, le mouvement incessant, monter, démonter, nettoyer, approvisionner, remballer, ça lui convenait - ça convenait à sa fantaisie. Nous ne l’avons plus vu que de loin en loin, pour des vacances. De vraies vacances qu’il avait méritées. Pourtant, une fois… J’avais dix ans ; je suis tombée malade. Une pneumonie. Il a demandé un congé exprès pour venir me voir, et il m’a apporté le violon à l’hôpital. Un vieux clown le lui avait donné. Je crois, je suppose, qu’on l’aimait bien dans la troupe, elle était sa famille - après nous. Instable en amour, oui, mais fidèle en amitié… Quand il revenait les années suivantes, pour me taquiner, il me demandait pourquoi je n’avais pas encore jeté le violon aux orties, ou si je me déciderais à essayer d’en jouer un jour. La corde était déjà cassée, et je n’ai jamais cherché d’archet à sa taille.»

      

      

     


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    Les mots mêmes de leur conversation bruissaient tout frais dans la mémoire d’Astrid, mais elle dut en suspendre le reflux le temps d’assouvir sommairement la curiosité de la serveuse. Celle-ci, en effet, apportant la commande, non seulement avait reconnu des habitués, mais se souvenait de leurs recherches fiévreuses quinze jours plus tôt. En ce milieu de matinée radieux, propice à tous les ébats, marches et courses le long des allées piétonnes aussi bien que câlineries sous la protection frémissante des fourrés, les clients ne se bousculaient pas encore aux tables de la guinguette. Plateau pendant d’une main, l’autre couvant la monnaie dans la poche ventrale de son tablier de soubrette, la jeune femme s’attardait donc, le regard aux aguets, la bouche fertile en questions et exclamations, tandis qu’Arthur, Prune et Léo sirotaient avec une patience bien jouée leurs premières gorgées. Une irruption d’enfants aux joues écarlates tirant par la main une mère essoufflée délivra Astrid.  Elle parut aspirer à pleins poumons la brise suave qui faisait jouer sur son visage l’ombre d’un bouleau proche, avant de ressaisir le fil de son compte rendu.

    Un jeudi de la fin mai, au terme d’un travail commun sur les arbres, Monique et l’une de ses collègues avaient emmené leurs classes en forêt. On avait demandé aux enfants d’apporter des objets ou des images d’objets en bois, et elle avait décidé de leur montrer le violon : « Je voulais qu’ils se rendent compte à quel degré de finesse parviennent les artisans, vous comprenez ? et comment un bout d’érable ou de sapin peut donner naissance à l’objet le plus délicat… Nous avons passé la matinée à observer les essences de la forêt, les écorces, les feuilles, les mousses. Après le repas, les enfants jouaient autour d’une clairière. Un orage est arrivé très vite. Il a fallu les rassembler, se dépêcher de tout ramasser. J’avais déballé le violon, je n’ai eu que le temps de le poser à la va vite sur le dessus de mon cabas. Une des mères qui nous accompagnaient, je ne sais même pas laquelle, a cru bon de s’en charger pendant que je veillais aux enfants. Les éclairs se rapprochaient. Il commençait à pleuvoir de ces grosses gouttes qui tambourinent comme la grêle. Nous avons couru nous abriter au « Coucou ». Le violon a dû tomber dans la galopade. -  Vous n’avez pas cherché ? pas demandé? - Demandé, non. Ce n’était… guère  qu’un jouet, en somme. Et les bonnes volontés efficaces n’encombrent pas les écoles ; vous verrez si vous faites ce métier. Puis, il fallait s’occuper des enfants, les rembarquer dans le bus… Je suis revenue le samedi, mais je ne me rappelais plus exactement par où nous étions passés en tâchant de couper au plus court - heureusement le « Coucou » se devine de loin entre les troncs. »

     


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    C’était, selon la formule usuelle, une femme entre deux âges - à vrai dire vieille aux yeux d’Astrid, pour la seule raison qu’au bord des tempes ses cheveux grisonnaient -, mais alerte et vive à en juger par sa réaction instantanée. À peine son regard avait-il accroché le violon, qu’elle avança la main, la retira, puis se tourna résolument vers Astrid : « Il ressemble tellement au mien ! Pourrais-je vous demander… ? » Le récit succinct de la jeune fille arracha de son plexus une expiration violente, mi sanglot mi fou rire. « Je pense, je suis sûre que c’est le mien. Je l’ai perdu pendant une sortie avec les enfants. C’est un peu long à raconter. Si vous aviez le temps… ? J’habite juste à côté. » Sa main frôlait de nouveau le manche du violon. « S’il est à vous, prenez-le », soupira Astrid. Puis elle ajouta plus fermement à l’adresse de la directrice : « Ce qui est promis est promis. Je viendrai ! »

    « Ensuite, rapporta Astrid aux trois autres, le dimanche, sur la terrasse ensoleillée du « Coucou », je suis sortie avec Monique. Son nom, c’est la première chose qu’elle m’a dite pendant que nous traversions la cour. Elle portait le violon comme un bébé, au creux du coude, et de temps en temps elle le regardait avec l’air de douter de sa présence. En chemin, elle m’a expliqué comment elle l’avait perdu et, une fois chez elle, pourquoi elle y tenait tant. Elle m’a montré où elle le garde : une boîte en verre, une espèce d’aquarium, avec un coussin de soie au fond. Elle a sorti de vieilles photos… »

      

      

      

     


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    L’absence d’écho à leurs appels les jours suivants exaspéra la curiosité du frère et de la sœur. Ils réitérèrent, ils multiplièrent leurs messages. Le violon reposait sur la table de nuit d’Astrid ; elle en caressait du bout de l’index les contours, les fêlures, les esses minuscules, et se livrait à de romanesques hypothèses, cependant qu’Arthur s’escrimait à réveiller en elles des rêveries moins éthérées. Léo déboulait à pas d’heure dans l’appartement exigu de sa sœur, sous prétexte d’ajouter des détails - dimensions au millimètre près, nombre et forme des entailles, excoriations, éraflures… - à la fiche signalétique qu’inlassablement il lançait sur les ondes. La tension monta, des menaces de rupture se firent jour, jusqu’à ce que, de plaintes en querelles, un soir où une séance de cinéma prévue de longtemps semblait mise en balance avec les impératifs de l’enquête, une explosion de Prune ouvrît - bien malgré elle mais on ne peut plus opportunément - une perspective encore inenvisagée. « Mettez-le sous globe, déposez-le aux objets trouvés, refilez-le à Emmaüs, flanquez-le à la poubelle, mais qu’on n’en parle plus ! Ce n’est jamais qu’un jouet perdu ! » Jouet : une lumière fusa dans la tête d’Astrid, toujours plus prompte (sauf au jogging)  que son frère. Les enfants. Les écoles.

    Léo était trop anxieux de rentrer dans les bonnes grâces de Prune. Ce fut donc Astrid, en suspens entre ses examens et son stage d’été, qui entreprit la tournée. Tâche de plus longue haleine qu’on ne pourrait croire. « Le bois », dans la région, désignait une assez vaste forêt que jouxtaient plusieurs communes, nanties chacune d’au moins une école maternelle et une école primaire. Sans compter qu’à la belle saison des bus d’origine plus lointaine déversaient sous les frondaisons toutes sortes de groupes d’enfants, écoliers, louveteaux, ou petits banlieusards gratifiés d’une excursion… Mais autant la chance avait nargué les recherches plus sophistiquées, autant elle se montra accommodante dès qu’Astrid eut offert de payer de sa personne, autrement dit proposé de venir lire des histoires, accompagner des sorties, faire écouter de la musique, voire jouer à des jeux instructifs, en échange d’une simple autorisation : montrer le violon à tous les enfants. La directrice de l’école primaire de Clermont-le-Vieux, le second établissement qu’Astrid visitait, venait d’accéder à sa demande au terme d’un bref entretien. La jeune fille s’apprêtait à reprendre l’enjeu du marché, déposé sur le bureau comme pièce à conviction, ou peut-être instrument de séduction, lorsque la complaisance du sort voulut que l’une des institutrices eût à déposer, à la fin des classes, une liste quelconque dans le sanctuaire directorial.

      

      


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