• À force de passer des soirées devant la cheminée sans feu, l’idée finit par surgir que la tablette, une poutre de noyer massive et lustrée, appelle un ornement. À peine éclos, déjà épanoui, le projet prend forme et, pendant que Gilles agence ses casiers et ses portants, il croît et foisonne si généreusement que les doigts de Viviane - ses doigts de fée, selon l’enjôleuse platitude de sa patronne quand elle se trouve en peine pour les retouches - s’activent avec le zèle des lutins de légende à rassembler du kapok, des chiffons, des pelotons de laine et de soie, à dessiner des patrons, à trier et assortir les matières et les couleurs. Puis, soir après soir, inconsciente réincarnation d’une Dentellière dont elle n’a sans doute jamais médité l’entier et tendre repliement sur son carreau piqué d’épingles, que jouxte une coulée de fils rouge sang et blanc de neige, voici Viviane qui taille, coud, bourre, brode. L’ouvrage achevé l’enchante au point qu’elle l’apporte au magasin, pour le montrer à sa patronne, qui répète, en souriant finement de son impuissance à sortir de la banalité, qu’elle a des doigts de fée, et qui rameute les autres vendeuses et les clientes fidèles. Journée d’euphorie et d’orgueil, où se dissout la crainte lancinante d’être inférieure -  inférieure à sa sœur, la glorieuse mère des jumeaux, à son mari qui sait toujours ce qui vaut mieux pour eux deux, inférieure au rôle que le monde lui assigne, à celui qu’elle aspire à remplir, bonne à rentrer sous terre. Non, cette fois, c’est son jour de triomphe: « Et savez-vous, Viviane ? vous me donnez une idée. Un rayon de poupées près des vêtements d’enfants… Vous en auriez le bénéfice, la boutique y gagnerait des clientes... Qu’en dites-vous ? » Viviane dit qu’il vaudrait la peine d’essayer et que, si on lui laisse un peu de temps… Toujours du temps… Mais son pouls palpite, ses pensées bondissent. Entre deux assauts d’acheteuses, elle ne peut empêcher son cerveau d’esquisser des modèles, de dresser le présentoir.


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  • À défaut d’une seconde chambre, Gilles s’escrime à aménager le garage - chape de ciment fin, un luxe de rangements… Il sort de ses travaux trop harassé pour se plaindre que Viviane s’attarde sans lui devant la télévision. Douche, dîner, et au lit, c’est son programme. Il dort comme une souche. Sauf le dimanche : vers la fin de l’après-midi, il s’enferme dans la salle de bain. S’il s’y affaire presque sans bruit, au point qu’elle s’inquiète parfois du silence et gratte à la porte, il en ressort parfumé, l’air engageant, la voix câline : « On regarde un film ensemble, celui que tu veux, et puis… » Sur sa peau, l’eau de toilette qu’elle lui a offerte embaume le cèdre et la lavande. Elle se sent doucement, irrésistiblement fondre… Dans ce glissement spontané de tout son être vers la volupté, devrait-elle déplorer son talon d’Achille? Serait-elle mieux avisée de se draper - en toute ignorance de la comédie antique - dans un rôle de Lysistrata, ou de grimper sur des cothurnes de tragédie, ou, plus banalement, de brandir l’excuse d’une capricieuse migraine pour arracher à son mari des preuves d’amour moins égoïstes? Sans aller jusqu’à l’ériger en principe ou en panacée, peut-être même sans se l’avouer, elle se persuade que la douceur des gestes et l’harmonie des corps rachètent tout, et parfois, quand Gilles s’est endormi, tant que la chaleur de l’étreinte détend encore le réseau des renoncements qui comprime sa joie de l’avoir connu, choisi, épousé, l’espoir revient la visiter: à l’automne prochain, la chambre sera prête. Peu importe s’il se présente d’autres tâches - elle ne se leurre pas -, oui, peu importe, elle assumera seule tous les soins de l’enfant, elle ne réclamera pas d’aide, n’en souhaitera pas, n’en espèrera pas - pourvu qu’il vienne, cet enfant, qu’on lui permette de venir ! Comment Gilles n’y consentirait-il pas ? En quoi cela le dérangerait-il ? Elle s’endort presque sereine, presque résolue à ruser s’il le faut - pas assez hardie pour oser tout de suite.


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  • Novembre s’avance : la fonte brûlante des radiateurs, Viviane ne se lasse pas de la tâter avec délices, d’y coller son dos, de faufiler ses doigts glacés entre les tuyaux ; leur chaleur si tangible, si réconfortante lui porte comme un présage d’amollissement universel, cependant qu’au dehors s’installe un hiver précoce. Matin et soir, la bise griffe la peau, les cristaux de gelée crissent sous ses pas quand elle traverse la pelouse. « Tu pourrais faire le tour par l’allée », relève Gilles, qu’on devine, depuis la fenêtre de l’étage, occupé à déblayer le garage. En anorak et après-skis - vestiges d’avant la maison, sans doute -, un bonnet tiré jusqu’aux mâchoires, il entasse dans un camion des bidons vides, des ferrailles, des bouteilles, les planches. Viviane renonce à protester. Mais si le froid ne la tracasse plus, son obsession d’enfant la tourmente assez pour que, le garage vide, elle se risque à demander : « Et les autres chambres ? - Il vaut mieux attendre le printemps. Pour m’y mettre maintenant, je devrais couper le chauffage. » Si elle entend l’hypothèse comme une menace gratuite - que pourrait mener à bien le plus habile artisan dans le soir glacial ou pendant ces week-ends où l’on frissonne rien qu’à ouvrir les volets ? -, elle va critiquer pour la première fois, d’une voix dont l’amertume excède sa volonté, le choix qu’a fait Gilles de rénover l’archaïque chaudière et ses annexes vétustes, quand des radiateurs électriques... « Trop cher pour le moment. Plus tard peut-être.» Plus tard ! Elle n’en peut plus d’entendre rejeter sans cesse dans un avenir imprécis la réalisation de son rêve, un rêve si humble, si commun, qu’elle s’en veut de n’oser lutter davantage pour lui, mais où prendre la témérité de le revendiquer? Elle n’est pas sotte : elle a peur. Ce que le regard ou la plume acérée d’un tiers dissèque sans trembler, elle le porte en elle comme un chaos brûlant et gluant, dont il faudra bien qu’un jour jaillisse le bouillonnement. Elle met à retarder ce jour presque autant d’aveugle opiniâtreté que son mari à repousser celui d’avoir un enfant.


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  • Passent les semaines de septembre où, des rayons du magasin, s’envolent les blousons couleur de châtaigne ou de chocolat, les lainages gonflés de tendre tiédeur, escortés des écharpes, des moufles, des bonnets voués aux discordes et aux chahuts. Dans la maison sans manteaux largués à la volée, sans pépiements de moineaux impatients, Gilles, qui en a fini avec la chambre, révise le circuit  de chauffage. Que ce soit la fatigue des journées ou les spasmes de regrets inexprimables qui rendent plus sensible à Viviane la fraîcheur des soirs d’automne, elle se propose un jour d’octobre d’allumer du feu dans la cheminée. « Avec quel bois ? » L’intonation presque hargneuse de Gilles l’a surprise sans la démonter : « Les vieilles planches au fond du garage. J’arriverai bien à les scier. - Attends ! Elles pourraient servir. - À quoi ? » Il avance de vagues besoins d’étagères pour ses outils, de coffrages pour son béton. Perçoit-il ce que sa résistance inattendue présente de bizarrerie, ce qu’elle suscite de déconvenue et d’appréhensions sourdes? Mais Viviane craint trop de le blesser ou de s’effondrer, elle se sent trop gauche dans l’affrontement pour le pousser à bout. Elle s’entortille cérémonieusement dans le châle le plus douillet qu’elle ait pu dénicher et laisse passer quelques jours avant de revenir à la charge : « J’ai vu une annonce pour du bois à brûler. Je m’occupe de la commande et de le ranger, si tu veux. » La sensation la suffoque que Gilles - mais peut-être s’exagère-t-elle sa vivacité - a manqué bondir de son fauteuil. « Et où comptes-tu le mettre ? Le garage est plein. On ne va pas râper un morceau de pelouse avec un tas de bûches. Et les branches, tu imagines le désordre, les saletés ? » Cette fois, l’aiguillon de la frustration lui donne la force de tenir tête : « Mieux vaut un peu de désordre que se geler ! - Ma chérie, tu verras si je ne te réchauffe pas, moi… » Il s’est levé, il la prend dans ses bras, il rit - de bon cœur ou par astuce ? Quand elle se le demanderait, quand elle en voudrait à la faiblesse de son cœur et de sa chair, elle succombe. Le moyen de ne pas s’en remettre aux mains de Gilles, aux promesses de son rire ? Et si, pour une fois, il en oubliait toute prudence, toute précaution ? « Ce que femme veut… » : l’adage ne pourrait-il, dans la fièvre d’une réconciliation, saisir quelque chance de s’accomplir ? Et tandis que Gilles élude, sans même l’avoir pressenti, son innocent espoir, Viviane peut-être, au plus noir de ses ressassements, va jusqu’à s’en reprocher le machiavélisme …


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  • C’est pourtant l’habileté de Gilles qui a plu à Viviane quand ils se sont connus. La prestesse et la dextérité de ses mains, qui savent aussi les subtilités des caresses. Son instinct pour dénicher l’aubaine. Sa hardiesse pour évincer les concurrents. Elle doit encore prendre plaisir à se rappeler comment, au temps de leurs sorties en bande, il écartait d’elle les rivaux, prompt à offrir un verre pour briser une conversation qui le réduisait à de la figuration, ou subodorant l’instant où la musique s’alanguirait; qui aurait résisté au velours de sa voix, à l’enlacement de son bras ? Et sa persévérance ! La femme, la maison élues, il en a fait le siège sans relâche, avec une ténacité affable et inflexible. Aucune comparaison avec les bons à peu de choses, parleurs alertes et danseurs ingambes, mais vrais mollusques par ailleurs, qui ont séduit les amies de Viviane, à commencer par la sœur de Gilles. C’est Nadia qui veille à tout, les enfants, l’appartement, la voiture, les vacances, pendant qu’Éric occupe ses loisirs à se gaver de sport par procuration, devant le téléviseur, ou au bistrot avec ses copains ; le meilleur garçon de la terre, sans doute, mais confier la conduite de sa vie à cet indolent ? Il est vrai que Nadia a les enfants, il est vrai que depuis longtemps la mansuétude lucide de son sourire récuse la naïveté qui enferme le bonheur dans l’étreinte du Prince Charmant…

    Comme si la réussite de la cheminée avait décuplé l’ingéniosité de Gilles, la maison embellit de mois en mois. Grisée par le jaillissement de trouvailles fusant de ses doigts avant même qu’il en ait formulé l’idée, Viviane cède au tourbillon. Ils ont tout chiné, les carrelages, les poignées et les tringles, les boiseries et les vitres, et ils pourraient à bon droit se vanter que leurs quêtes composent un décor de vitrine. Il n’est pas jusqu’aux alentours, la haie, la pelouse, les allées, qui ne brillent par leur netteté. Non sans mélancolie, Viviane contemple l’étendue de verdure propre et vide, s’aventure à rêver tout haut de lilas, d’une bordure de campanules, de narcisses épars dans l’herbe, d’un rosier peut-être - un seul, duquel ses prévenances obtiendront des floraisons profuses. Avec une assurance dépourvue d’animosité comme de tendresse, Gilles rogne ces effusions de fantaisie : les plantations peuvent attendre, à quoi bon trouer le gazon ? Un jardin ne s’improvise pas, il se conçoit, il se construit. Ils le construiront - mais après la maison. Elle se résigne, incertaine que ses envies de fleurs résistent à l’accumulation des tâches, trop lasse pour hausser le ton. Sait-elle quels soupirs retenus, au même instant, dans un retrait de son esprit, enveniment ses pensées?


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