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    - Ma mère?

    - Madame Ormières?

    - On m'a dit que ma chambre était intacte.

    - C'est vrai. Il n'y a eu que fort peu de dégâts au rez-de-chaussée, grâce à Dieu - et aux pompiers. Nous pourrons nous réinstaller la semaine prochaine, avec toutes celles qui ont la même chance que vous. La chapelle, le logement des sœurs, la cuisine et la salle à manger, le parloir et une dizaine de chambres, voilà ce qui nous reste pour le moment. Le haut devrait être en chantier trois ou quatre mois, dans le meilleur des cas.

    - Justement, ma mère. Ce ne sera pas très calme, même pour celles qui retrouveront leur chambre. J'ai une nièce qui m'offre d'aller vivre chez elle, avec elle. Elle a la soixantaine, elle est veuve depuis l'an dernier, la solitude lui pèse... C'est du moins ce qu'elle dit, peut-être pour ne pas avoir l'air de m'obliger.  J'ai promis de faire un essai. Si nous avons du mal à nous entendre, si je l'encombre, je reviendrai. Mais j'ai pensé qu'en attendant, vous pourriez prêter ma chambre à une autre... à Jeanne Delagny peut-être? On n'a rien pu sauver de la sienne, je crois? Je laisse mes meubles, de toute façon. Elle serait moins dépaysée que si elle devait aller ailleurs. Nous prenions quelquefois le thé ensemble, surtout depuis la disparition de sa sœur, chez l'une, chez l'autre... Elle connaît le décor... Ici, elle ne quitte guère la chambre que pour la chapelle. Pourtant le parc est agréable...

    - On ne peut pas dire qu'elle aille mal, mais la perte de ses souvenirs de famille l'affecte, évidemment. Je vous remercie d'avoir pensé à elle. Je crois que vous m'offrez la moins mauvaise solution dans son cas.

    - Cela risque d'être provisoire, ma mère.

    - Nous vivons constamment dans le provisoire, madame Ormières, même si nous avons tendance à l'oublier. Merci pour mademoiselle Delagny. J'espère que la compagnie d'objets un peu familiers lui fera du bien.

     

     


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    - Sœur Dolorès?

    - Mademoiselle Delagny?

    - Devrons-nous toutes nous installer à l'hôpital?

    - Je ne crois pas. Pas toutes et pas très longtemps en tout cas. Si j'ai bien compris, celles qui sont très choquées ou plus fragiles iront en observation quelques jours dans une clinique, le temps de voir ce qui reste habitable ou peut le redevenir assez vite. Quelques-unes ont de la famille qui accepte de les recevoir, au moins momentanément. Vous, mademoiselle, on dirait que vous n'allez pas trop mal, mais vous n'avez pas beaucoup de parents, je crois?

    - Plus personne. Ma sœur Maria s'était retirée au couvent en même temps que moi; elle ... m'a quittée il y a deux ans, juste avant votre arrivée. Elle avait 89 ans. J'en ai presque 85.

    - Vous ne les faites pas, mademoiselle. Si toutes nos pensionnaires étaient aussi valides que vous... Notre mère espère que les Sœurs de Saint-Vincent pourront nous héberger jusqu'en septembre. Elles prennent des étudiantes en pension pendant l'année scolaire. En ce moment, les chambres sont libres.

    - Cela nous rajeunirait. Vous savez que j'étais enseignante, ma sœur?

    - Je sais même que vous avez les Palmes Académiques!

    - Beaucoup de professeurs les ont. Je crains qu'elles n'aient disparu avec le reste. Tout a brûlé en haut... J'avais gardé la commode de ma mère, et mon bureau. Et toutes les photos... Les meubles, ce n'est rien. Mais les papiers... Quand nous avons vendu la maison de nos parents, ma sœur et moi, nous avions trié ceux qui nous tenaient à cœur. Tout sera perdu,  sœur Dolorès.

    - Dieu nous apprend à nous dépouiller. Il nous y oblige parfois.

    - Oui, ma sœur, mais c'est... Je boirais bien un peu plus de ce thé, si je ne dois en priver personne.

     

    Un esprit aussi malin qu'Asmodée ne risquait pas d'ignorer que le couvent des Sœurs de Saint-Vincent abritait, derrière ses hauts murs inchangés depuis des décennies, des chambres claires et confortables: nul besoin de forer toitures et cloisons pour savoir ce qui s'y passait, d'autant que de vastes fenêtres ouvraient sur un parc centenaire, que les services d'urbanisme s'étaient empressés de classer parmi les espaces verts inaliénables de la ville. Tout le mois d'août, les regards délavés par le flot des années se reposèrent dans les frondaisons denses des marronniers et des tilleuls, les pas précautionneux s'égaillèrent en toute quiétude à l'ombre des allées. Pour une partie des rescapées, les souvenirs de la nuit d'incendie s'estompaient, balayés par ces vacances imprévues dans un bain de nature providentiel. Sur quelques-unes pourtant, le charme  agissait peu.

      

      

     


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    Il n'y en eut pas une de blessée ni même de sérieusement incommodée par la fumée, tant fut preste et sûre la réaction. Toutes les vieilles dames se trouvèrent en quelques instants regroupées sur le trottoir d'en face, hébétées, assourdies par la sirène des pompiers, serrées qui contre une bonne sœur qui par un bras inconnu, tandis que la supérieure comptait, avec un sang-froid dont nul ne sut s'il était naturel ou conquis sur l'émotion, le troupeau de ses ouailles - retraitées et religieuses - et, pour rassurer son monde, remerciait Dieu à très haute voix de le trouver au complet du premier coup.

    L'incendie dévasta le second étage. L'eau des lances, puis les cataractes d'une averse heureusement brève rendirent inhabitables pour plusieurs semaines les chambres du premier. Les deux ailes du  rez-de-chaussée souffrirent à peine.

     

    - Ma mère?

    - Sœur Marguerite?

    - Le commandant des pompiers se propose d'appeler l'hôpital. Il faudrait mettre nos pensionnaires à l'abri.

    - Certes, il le faut. Le plus vite possible.

     

    - Ma mère?

    - Madame?

    - Pardon de vous interrompre, mais... Je tiens le salon de coiffure Chez Francette un peu plus bas dans la rue. Je peux l'ouvrir, ainsi que l'appartement derrière. Et les voisins du dessus sont prêts à en faire autant. Vous pourriez utiliser le téléphone du salon.

    - C'est beaucoup de dérangement.

    - Ma mère, je vous en prie! Ces dames reprendraient tranquillement leurs esprits, on leur préparera des boissons chaudes, le médecin s'occupera d'elles s'il faut, et vous...

    - Et je pourrais joindre leurs familles tout de suite, les reloger au mieux, peut-être. L'hôpital n'est pas l'idéal.

    -  Naturellement, vos sœurs aussi ...

    - Je crois bien que je vais accepter. C'est une offre très généreuse, madame, soyez-en remerciée au nom de toutes. Sœur Marguerite, voulez-vous passer le mot? Je vais parler au commandant des pompiers.

     

    Par la vitrine inopinément illuminée de Chez Francette, Asmodée aurait vu les fauteuils invités, d'une chiquenaude, à tourner le dos aux miroirs. Et les miroirs, tous spots éteints, recueillirent dans la pénombre de leurs profondeurs les reflets confus de nuques grises, d'auburns factices, de chignons en déroute, d'étoles de laine sombre. Ce qu'ils ne saisissaient pas et que personne ne s'attardait à remarquer, c'étaient les visages creusés, les mains tremblantes sur les tasses, visages et mains auxquels l'affairement paisible de la coiffeuse, une tisanière dans la main droite et dans la gauche une assiette chargée de biscuits, rendait peu à peu les expressions et les manières de mise à l'heure banale du thé. Sauf les miroirs, le même genre de scène s'ordonnait à l'arrière et au-dessus de la boutique. La supérieure, munie d'un annuaire et de la liste que la sœur Marguerite à l'infaillible mémoire venait de dresser, procédait à la distribution de ses naufragées entre les divers havres dont plusieurs coups de fil lui avaient d'ores et déjà garanti l'accueil.

      

      

     


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    DEUIL  DE  REINE

     

     

     

    Le dernier dimanche de juillet, peu après une heure du matin, la foudre frappa la maison de retraite que tenaient, faubourg Saint-Sernin, les Sœurs de la Miséricorde. Les pensionnaires ne dormaient plus depuis longtemps; le fracas de l'orage les avait arrachées à leur sommeil précoce. Le diable Asmodée, qui soulève les toits et dont le regard transperce le plafond des chambres, aurait pu contempler avec irritation, dans les lits jumeaux ou solitaires, de vieilles dames dévotes, adossées à leurs oreillers, toutes occupées à égrener d'antiques chapelets de jais ou d'ivoire - souvenirs de Premières Communions, de pèlerinages à Lourdes, reliques d'une mère ou d'une sœur disparues. Les lèvres bougeaient en silence, les doigts glissaient sur le poli des grains, les yeux mi-clos guettaient par les fentes des persiennes les brusques décharges de lumière; les craquements du tonnerre, de plus en plus retentissants et proches, faisaient, malgré le fatalisme de l'âge et la raideur des jointures, tressaillir les mains ridées.

    Pourtant, personne ne redoutait vraiment ce qui se produisit, et quand, après une déflagration plus énorme encore, l'incendie se déclara, les naïves orantes demeurèrent pétrifiées dans leurs lits, aussi incapables de peur que de pensée. Ce furent les occupants des immeubles voisins qui, aussitôt alertés par le bruit et les flammes, se ruèrent vers l'entrée du couvent, à point nommé et en nombre suffisant pour recueillir une à une les pensionnaires que la poignée de religieuses tirait des draps, chaussait en hâte si des pantoufles s'offraient à leurs yeux, convoyait ou portait jusqu'à la sortie, un châle ou un gilet parfois jeté sur la chemise de nuit, plus souvent épaules et pieds nus.

      

      

     


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  • Les automobilistes qui, ce soir comme les précédents, longent la voie, un peu plus que route et pas encore rue, pour s’égailler dans les nodules urbains dont s’infecte la campagne alentour, tous ces gens dont le regard de Viviane enregistre le passage sporadique dans le dos de Gilles, ces conducteurs qu’elle n’aperçoit qu’en profil crispé derrière le rideau du crachin, que saisissent-ils de la scène ? S’ils remarquent l’homme nu-tête sous la pluie face à la femme encapuchonnée, se demandent-ils quelle urgence annule pour eux l’inimitié des éléments ? Un seul de ces passants supposera-t-il que Gilles se perd en bredouillements, s’égare en protestations d’amour et d’inquiétude ? Pourraient-ils comprendre quelle implacable commisération présente à Viviane, au spectacle des mèches humides plaquées en désordre sur le front de son mari, l’image d’un clown en plein naufrage ? Ils passent leur chemin, vaguement étonnés tout au plus, tandis qu’écoutant à peine Gilles se tourmenter de son devenir, s’alarmer pour la maison, Viviane s’installe au volant, met le contact et, par la vitre abaissée, renie en deux phrases d’une trivialité soudain sereine leur alliance d’hier: « Je m’en fous, de ta maison. Je veux des enfants, du désordre, des dettes, la vie, quoi ! »

     

    Au moment où on descendait de voiture pour ouvrir le portail, en pestant contre la pluie et en pensant pour la dixième fois qu’une télécommande…, on l’a vue démarrer, elle, et lui, faire quelques pas derrière, comme s’il espérait encore l’arrêter, puis lancer dans le vide un coup de pied qui a projeté des gravillons vers la chaussée. Toute la semaine, de nouveau, les volets sont restés fermés, et seule la Polo grise, le soir, révélait sa présence. L’été venu, il a amené des cohortes d’amis,  avec qui il buvait et bavardait tard dans la nuit, sur la petite terrasse de l’arrière. À l’automne, tout ce beau monde a disparu, et bientôt  les visites ont recommencé. On les avait tellement vus se donner du mal pour cette maison, tous les deux, tellement s’évertuer à lui rendre une apparence de santé ! Qui sait même si on n’avait pas rêvé d’entendre leurs enfants courir et crier avec ceux de Nadia de l’autre côté de la haie ? La maison revendue - à des retraités avec qui, excepté l’âge, on ne s’et encore découvert aucun point commun -, on s’est senti si profondément triste, que, malgré ce qu’on a dû lire dans sa jeunesse, au début d’un roman célèbre, sur le « beau nom grave de tristesse », on cherche encore ce qu’on pourrait trouver de beau dans ce gâchis.

      

      FIN

      

     


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