• LE GILLES DE WATTEAU


    votre commentaire
  • Le matin, ils partent tôt, chacun dans sa voiture. Contre les offres tentatrices de Gilles - « Je pourrais te déposer. Pour les horaires, je m’arrangerai toujours… » -, Viviane s’obstine à conserver sa Clio d’occasion, ornée de bosses et de repeints baveux, à l’égard de laquelle il lui plaît d’afficher un attachement obtus, une sentimentalité de mère confite en indulgence. « Elle a vécu, cette voiture, elle ne craint pas les difficultés. Elle nous ressemble, au fond... » Mais, si volontiers qu’elle s’écoute  jacasser, ou plutôt précisément à travers la complaisance qu’elle y met, Viviane laisse filtrer un peu de son embarras: n’aurait-elle pas, fût-ce à son insu, cherché à garder un lien avec sa vie antérieure, un sas ouvrant sur le temps où elle décidait seule, où il était simple, si le vide de son studio lui pesait, de prendre le volant et de rouler vers une maison amie, une rue bruissante, vers une fête ?...  Quand, passé le panneau d’entrée de ville, leurs routes bifurquent - elle s’engage, en direction du centre, dans les engorgements urbains que Gilles, pour sa  part, contourne grâce au boulevard périphérique -, tandis que, par lentes saccades, elle progresse de feu rouge en feu rouge, sans ennui ni impatience, traversée de bouffées d’allégresse, même, à la perspective de la fraîche atmosphère de futilité, des sillages de parfums et des manipulations méticuleuses dont se tisse le quotidien du magasin de demi luxe où elle travaille, il arrive que par comparaison avec sa propre satisfaction elle s’inquiète du partage radical que professe son mari entre son emploi de rédacteur, adopté par raison, et sa passion pour toutes les sortes de tâches manuelles. « Qu’est-ce que tu fiches à gratter du papier ! s’emporte encore à l’occasion le père de Gilles. Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu que tu prennes ma suite ? - D’abord, rétorque le fils, je ne gratte rien ; j’ai un ordinateur. Ensuite, je garde le travail des mains pour mon plaisir. C’est aussi bien que de gâcher du ciment au service des autres et de s’en dégoûter. » Depuis que le père, ulcéré d’avoir dû transmettre à un étranger l’entreprise dont il tirait une fierté - légitime - de parvenu, refuse de toucher une truelle ou un niveau, préférant occuper sa retraite à des voyages d’agrément, qui l’éloignent presque aussi souvent que jadis ses chantiers, il est rare, si on l’appelle,  que le téléphone fasse entendre une autre voix que celle du répondeur. En reposant le combiné avec une lenteur dont Viviane pourrait se demander si elle relève de la méticulosité ou de la déception, Gilles hausse les épaules : « J’en sais autant que lui  après tout, je n’ai pas besoin de ses conseils. - Et de son aide ? » Mais sur ce terrain aussi, elle se sent fautive. Ses parents à elle ne réservent-ils pas le plus clair de leur soutien à sa sœur aînée, qu’un atavisme méconnu a nantie de jumeaux ? Viviane et Gilles, eux, n’ont pas d’enfants. Cela n’empêche pas que certains matins, à remarquer comme le magma de voitures tend à se figer, elle identifie les jours de rentrée, les sessions d’examens. De sous sa bulle vitrée, elle observe les visages fébriles et les jeunes corps recroquevillés dans des carrosseries trop étroites, ou bien, à l’arrière des véhicules contigus, l’effervescence des têtes d’enfants tondues de frais, lissées, corsetées de barrettes et de nœuds, virevoltant par-dessus la bosse des cartables neufs. Qu’enviable doit lui paraître alors l’anxiété des mères dont son regard caresse les mains soudées au volant et l’œil dardé sur l’encastrement des carapaces! Combien désirable, celle de ces autres mères qu’elle peut se représenter suspendues à une sonnerie de téléphone, au cri de triomphe ou de détresse qui jaillira de l’écouteur! Gilles a tranché : « Quand nous aurons une maison », puis : « Quand la maison sera retapée », conditions suffisamment raisonnables pour qu’elle acquiesce. Revenir sur cet accord sans meilleur argument que la violence du désir d’enfant n’est pas facile. N’y verra-t-il pas une marque de défiance, une remise en cause de l’équilibre - ou du déséquilibre - qui fonde leur entente ? Avec le fils de Nadia, son filleul pourtant, avec ce farfadet dont les inventions donnent à Viviane plutôt envie de rire que de gronder, Gilles se trouve vite à court de patience, qui ne s’en apercevrait ? La paternité parviendrait-elle à l’adoucir ? Mais ils ont tous deux entamé la trentaine et, devantViviane, la peau de chagrin du temps se rétrécit.


    votre commentaire
  • D’AMOUR  ET  D’EAU  FRAÎCHE                       

     

    Dieu seul, Madame, sait combien j’aurais aimé

    Que votre œil m’inondât de sa tendresse immense,

    Et qu’en retour le mien - soit bonheur soit démence -

    Baignât de pleurs dévots votre corps embaumé.

     

    Quand des larmes, Ninon, comme on voit à l’aurore

    La rosée emperler le liseron des champs,

    Font au bord de tes cils briller leurs feux touchants,

    Mon sang soudain bouillonne en cascade sonore.

     

    Ondine dont jadis, de la source au lavoir,

    Coula le chant d’appel à l’âme solitaire,

    Je rêve que mes pas s’évadent de la terre

    Pour s’ouvrir les chemins de l’onde où te revoir.

     

     

     

     

    NAUSICAA                                                   

     

    Sur l’île que les flots battent de leur démence,

    Elle épuise ses nuits en délires touchants,

    Car le rêve à ses pas offrant la grève immense

    L’y jette sans espoir d’atteindre, au bord des champs,

     

    Là-bas où sable et sel cèdent devant la terre,

    Plus loin que l’âpre agave et le ciste embaumé,

    Au creux le plus secret d’un hallier solitaire,

    Le nid de mousse tiède où le corps de l’aimé

     

    Tomba jadis, vomi par l’ouragan sonore,

    - Et dans le songe impitoyable, nul lavoir

    Ne lui promet qu’un homme, aux lueurs de l’aurore,

    S’y dressera, pleurant de joie à la revoir.


    votre commentaire
  • On plaisante du sexe des anges.

    Certain(e)s féministes veulent que les mots en aient un aussi. Il leur faut des ingénieures, des écrivaines, des maçonnes - des médecines et des matelotes peut-être?

    Les êtres vivants ont un sexe. Les mots ont un genre.

    Heureuses les langues qui possèdent le neutre (=ni l'un ni l'autre), pour les choses en général (mais il faut y regarder de près)? Heureuses celles qui n'accordent les adjectifs ni en nombre ni en genre, et encore moins les participes passés?

    Le français n'a aucune logique autre que l'usage dans la distribution des genres: le seuil et la porte, la bravoure et le courage, le rossignol et la mésange, la résolution et le bastion... Le lion a un féminin, le boa n'en a pas; la girafe n'a pas de masculin... Même la terminaison en e ne décide de rien: la sœur et le leurre, le lycée et la bonté. Quant à l'étymologie...: l'arbre était du féminin en latin, la fleur du masculin!

    La poésie classique répartit les rimes en fonction du son sans tenir compte du sens des mots. Féminines les terminaisons en e: ainsi "le poème" et "l'emblème"; masculines toutes les autres: ainsi "la chanson" et "la moisson".

    Sexe et genre sont des catégories différentes. S'évertuer à les faire coïncider paraît assez vain.

     


    votre commentaire
  • La maison, elle l’a voulue autant que son mari, ils en ont rêvé ensemble. Tous les lieux communs, havre de tendresse, rempart contre les vicissitudes, creuset de vies nouvelles, ils les ont obscurément convoqués autour des perspectives qu’ignorante de Perec, de ses Choses, et des ornières où ils s’engageaient, traçait leur émulation - « en banlieue, avec un jardin… du vieux à restaurer… à nous deux nous irons vite… ». Mais cette bâtisse, informe quand ils l’ont achetée voici deux ans, c’est surtout Gilles qui s’échine à la rendre plus qu’habitable : agréable, séduisante, enviable. Depuis qu’ils s’y sont installés, les soirées suivent un cours rituel. Aussitôt que Gilles, si rien n’a troublé la quiétude de sa contemplation, s’est accordé pour récréation de survoler les titres du journal en buvant le premier soda venu, il enfile son plus vieux jean et son polo fané pour se remettre au chantier du moment : leur chambre. En attendant que la nouvelle merveille ait pris forme, il faut dormir dans le canapé du salon. Après le dîner, qui doit attendre la fin de la tâche prévue, Gilles ne tarde pas à bâiller devant le téléviseur, et Viviane se hâte de déplier le convertible. Ce coucher trop précoce retarde son sommeil. On l’imagine les yeux ouverts sur l’obscurité - l’obscurité troublante, presque noire et silencieuse, des zones indécises entre campagne encore féconde et gangrène urbanisante -, on l’imagine qui regarde vaciller son univers, flamme de bougie encerclée de ténèbres, kaléidoscope morose où tourbillonnent pêle-mêle leurs joyeuses veillées de jeunes mariés et les humeurs actuelles de Gilles si elle le laisse, par malheur, s’endormir dans son fauteuil. Est-ce le même homme ? Est-elle la même femme ? Naguère, jamais les chuchotis de cette respiration lente contre son flanc n’auraient éveillé en elle des résonances si contradictoires. Elle se serait endormie, paisible, dans le bercement de leurs ondes, au lieu que maintenant la placidité de Gilles l’irrite, même si son abandon émeut en elle une sollicitude, plus maternelle qu’amoureuse, peut-être.


    votre commentaire