• Elle a dit vrai : il pleut. Il tombe une de ces pluies fines et opiniâtres de mars, partie pour durer toute la journée, et qui dure encore, le soir, au retour de Gilles. La Clio cabossée bouche le portail, museau pointé vers la rue. Le nez aplati contre le pare-brise, Simplet fleurit le tableau de bord de ses oripeaux chatoyants. Un amoncellement de paquets occulte les vitres arrière. Statue pétrie d’un sel indestructible, Viviane se dresse près du rétroviseur, les mains au fond des poches, la capuche de l’imperméable rabattue au ras des sourcils, en morne auvent d’où s’égoutte la bruine. Elle aurait pu partir plus tôt, en laissant une lettre pour s’épargner le face à face. Elle aurait pu attendre au volant, moteur tournant, pour en finir en deux minutes. Elle attend debout sous la pluie. Non qu’elle garde en réserve la moindre chance de rester. Elle a eu toute la journée pour s’affermir dans la résolution arrêtée elle ne sait au juste quand, surgie cette nuit peut-être de l’exaspération d’entendre Gilles s’endormir comme si de rien n’était, ou inconsciemment mûrie depuis des mois, d’une frustration l’autre, ou née dans la solitude insolite de ce matin même, à peine son mari parti, à peine retiré le tailleur endossé en guise d’armure, à peine entrevue la contrainte des jours à venir si, comme il semblait, Gilles n’aspirait qu’à recouvrir d’oubli l’abîme dont il ne mesurait pas la profondeur. Elle ne reviendra pas en arrière, c’est une certitude. L’amour… que leur en reste-t-il si les rêves de Gilles ne peuvent s’accomplir qu’en dévorant les siens ? Attendre sous la pluie, ce n’est pas une façon de se laver d’hésitations qu’elle a rejetées, mais peut-être, quoiqu’elle n’ait rien calculé, qu’elle ait pris d’instinct cette posture qui, en l’exposant, en impose, peut-être est-ce la peine qu’elle s’inflige par anticipation, pour s’absoudre des reproches qu’inventera le désir de la retenir. Mouillée, transie, elle n’aura ni à se sentir coupable ni à s’apitoyer, c’est elle qui pourrait faire pitié - qui devrait, peut-être. Au vu du tableau, Gilles gare en catastrophe sur le bas côté gravillonné - embryon de trottoir pour zone bâtarde - sa Polo grise, d’où il s’éjecte avec tant de précipitation que, repoussée d’une main hésitante, la portière ne s’enclenche qu’à demi; il la retire, la claque comme il enfoncerait un clou, avant d’affronter Viviane : « Que se passe-t-il ? Où vas-tu ? - Ton dîner est prêt pour ce soir. Après, tu te débrouilleras. Je téléphonerai, pour le divorce. » Ces phrases, toute la journée, pendant que ses yeux et ses doigts triaient parmi les objets ceux dont ils ne pouvaient envisager l’absence, elle les a roulées dans le torrent de ses pensées. Elle les y a usées, rabotées, pour en bannir toute trace de récrimination. Comprenne qui pourra ! Et s’il devait ne rien comprendre, quelle différence au bout du compte ? Comme elle le craignait, à moins qu’elle n’ait fait fond dessus pour dissiper d’ultimes scrupules, c’est l’incrédulité qui a dû l’emporter en Gilles : « Tu ne peux pas t’en aller, on ne divorce pas comme ça, pour rien. - Je te dis que je pars. J’en ai assez. »


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    PRINCESSE CAPTIVE

     

    De ma fenêtre le verrai-je

    Sous le tulle qui me protège

    Chercher le rire de mes yeux ?

    Ne pourrait-il tomber des cieux

    Un soir d’hiver avec la neige,

     

    Ou se laisser par sortilège

    Conduire vers l’aimable piège

    Que lui tend le reflet joyeux

    De ma fenêtre ?

     

    Je suis la ville qu’on assiège,

    Mais loin de craindre le manège

    De l’assaillant, j’aimerais mieux

    Le voir en un saut  périlleux

    Allègrement franchir l’allège

    De ma fenêtre.

      

      


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  • Le lendemain, tandis qu’il finit de s’habiller sans qu’ils aient échangé d’autres paroles que les politesses du petit déjeuner, elle prolonge la vaisselle avec un mélange délibéré de soin et de brutalité, heurtant les tasses, attentive à n’éclabousser ni le carrelage ni le joli tailleur - son œuvre - dont elle s’est parée dans elle ne saurait dire quel tortueux dessein : prouver à Gilles qu’elle n’abdique rien ? lui donner à souhaiter leur raccommodement ? lui interdire de trop insistantes approches ? On la verrait volontiers déployer ostensiblement le torchon à l’instant exact où il pénètre dans la cuisine, ruisselant de dispositions conciliantes, miel et sucre à ravir un amateur de comédies conjugales : « Tu peux laisser ça pour ce soir. Tu vas être en retard… » Elle rassemblerait tout ce que parvient à feindre d’aménité indifférente un cœur gorgé de rancune: « Tant pis. Dépêche-toi, toi ; il pleut, les embouteillages seront pires que d’habitude. » Et pire que tout, avouerait le tremblement de ses doigts qu’elle tâche de contenir en frictionnant une soucoupe, pire que tout le bourbier d’une explication, où elle ne saurait que se ridiculiser en plaintes décousues - elle qui a raison, pourtant, elle en jurerait. Si elle peut ajouter : « À ce soir » en formant du bout des lèvres l’esquisse d’un sourire, Gilles osera s’avancer - a-t-il pensé que moins on en dit, mieux cela vaut ? a-t-il pris pour une reddition ces simagrées dont elle a honte ? -, il osera frôler sa joue d’un baiser, qu’elle n’esquivera pas.


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                 VERMEER                                                                                      COURBET

                 La Dentellière                                                                              La fileuse endormie                                                     

     DENTELLIÈRE ET AUTRES

                                                    DENTELLIÈRE ET AUTRES                                                                                                                                                                                                                                

     

                                                                                                                                                MILLET

                                                                                                                                               La Tricoteuse

                      DEGASDENTELLIÈRE ET AUTRES

                           Femme repassant

             DENTELLIÈRE ET AUTRES              

     

     

     

     

             

     


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  • Bien qu’une ondée de lassitude s’abatte sur elle, emportant son courage, elle s’impose un dernier effort : « Si on ne fait pas de feu, si on ne peut rien poser dessus, elle sert à quoi, cette cheminée ? » Ses bras dénoués accueilleraient encore un élan de repentir, ses mains se tendraient pour recevoir le nain et le rasseoir sur la poutre. Mais Gilles, trompé par le calme de la voix autant qu’enfermé dans sa propre logique, tente seulement de l’amadouer. Que de sursis ne lui a-t-il pas ainsi arrachés! Cette fois, c’est comme à distance qu’elle l’entend promettre, pour bientôt, de beaux objets, des étains, des porcelaines, ce qu’elle voudra. Elle ne perçoit que comme un frôlement fâcheux la caresse du ton, l’écoulement pressant des mots. Elle reconnaît, sans même s’irriter de sa viscosité de limace familière, l’invitation à temporiser, le sempiternel prétexte: « On ne peut pas tout avoir à la fois. » Elle laisse Gilles s’enliser, lutter contre la glu du silence, s’arc-bouter enfin sur la phrase couperet : « Ce n’est pas une raison pour mettre n’importe quoi là-dessus », cependant que sa main libre polit amoureusement la surface de la poutre et que sa paume épouse l’arrondi de l’angle. Elle rive un œil hostile sur cette main : « Dîne tout seul. Je suis fatiguée. Je vais me coucher. - Viviane… » Dans cette brusque déroute, elle pourrait saisir sa revanche, mais l’idée même, le désir même d’une victoire l’ont abandonnée. L’écœurante lassitude qui plombe ses épaules lui permet tout juste de délivrer le nain des doigts qui ne savent qu’en faire et de refermer doucement la porte sur ses talons. Quand Gilles se glisse à son tour dans le lit, elle feint de dormir, le dos tourné, le nez dans une oreille de Simplet.


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