• Le dimanche, pendant que Gilles se pomponne, elle décide qu’il est temps d’installer son chef d’œuvre. L’oreille aux aguets, elle examine la poutre, la poupée. Pas au centre, non ; ce serait niais ou prétentieux. Elle décale le pantin vers la gauche, l’assied de trois quarts en lui allongeant une jambe sur la tablette, tandis qu’elle laisse pendre l’autre, nonchalamment, dans le vide: il pourrait se reposer sur un tronc, rêvasser au bord d’une falaise, jouer à se prendre pour le chat qui guette le passage d’Alice depuis sa branche... Elle se recule : la pièce a l’air plus gaie, ressemble moins à un hall d’exposition maintenant que quelqu’un l’habite - un peu seul, le pauvre, mais coudre les six autres serait plutôt un divertissement - une diversion ? - qu’un travail, et même leur adjoindre… Viviane ferme à demi les yeux sur l’apparition radieuse du cortège multicolore, elle sourit à la pensée que l’enfant - ou les enfants : elle décidera bien Gilles à en avoir deux, comme dans leurs familles - … l’enfant s’emparera des poupées, les cajolera, les traînera partout avec lui ; tant pis s’il les salit et les déchire, j’en coudrai d’autres !

     Revenue dans la cuisine, elle chantonne pour bercer sa nervosité, en préparant la dînette qu’ils partageront, comme chaque dimanche, devant la télévision. Le pire qu’elle puisse craindre, c’est que Gilles s’amuse à la faire enrager à force de taquineries: Walt Disney à son âge ! Et par-dessus le marché ce nigaud !... Son plus doux espoir - hautement improbable, mais qu’en coûte-t-il de le caresser ? - : qu’il admire son savoir-faire comme elle admire le sien. Quant à escompter qu’un homme s’attendrisse sur une poupée… Elle se contenterait de la reconnaissance qu’ainsi la maison a fait un pas, un tout petit pas, sur le chemin de la vie -  une maison qui marche ! et pourquoi pas une roulotte ! Mais Viviane se figure qu’elle saurait être heureuse n’importe où pourvu que… Le bruit à peine perceptible d’une porte qui s’ouvre l’étreint, fige son souffle. Elle compte mentalement les pas de Gilles le long du couloir. Voilà, il doit avoir franchi la porte, il doit avoir vu. Elle vérifie d’un dernier coup d’œil l’ordonnance du plateau, avant de le soulever, prête à entrer en scène.


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    ...à une bibliothécaire appréciée de tous dans l'établissement où elle dispensa généreusement son aide.

      

     

                    

    SUR LE BATEAU-LIVRES

     

     

     

    Dame Claude trotte

    au cœur d’une nef

    lancée la coque à l’envers

    à l’assaut du ciel :

    Dieu sait comment elle a fait

    pour y garder l’esprit clair

    et les pieds sur terre!

     

    Dame Claude trotte

    d’atlas en fichier,

    d’Okapi en Capital ;

    il n’est soute ni coursive,

    index ou glossaire

    que ses pas n’aient visité,

    ses yeux questionné.

     

    Dame Claude traite

    avec le sourire

    les humeurs des capitaines,

    les nausées des mousses,

    la fièvre des voyageurs

    et les sautes d’appétit

    des rats du navire.

     

    Dame Claude à la retraite !

    Mon Dieu ! pourra-t-elle,

    loin des tracas d’intendance,

    des menaces d’abordage,

    voir fuir les nuages

    ou tomber le soir ailleurs

    qu’au bord d’un hublot ?

    Et ces balourds d’albatros

    qui venaient près d’elle

    déclouer leur bec,

    quel regard vif, quels doigts prestes

    sauront désormais

    leur aiguiser les ergots,

    leur ébouriffer les ailes ?

     

    Dame Claude, un trône

    au foyer de nos mémoires,

    est-ce trop d’honneur ?

    Prenez au moins de la fête

    la plus douce part :

    qu’au souffle du souvenir

    bruisse la joie de ces pages,

     

    quand, à l’abri des tempêtes,

    vous dégusterez

    le seul rhum de la cambuse,

    l’encre de nos plumes

    - esprit subtil, élixir,

    quintessence que nos cœurs

    distillent pour vous offrir

     

    le livre du bord !

     

     


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    "...c'est à la longue fidélité d'un peuple à la folie d'un homme que nous devons d'habiter l'unique exemple d'urbanisme visant à la totalité, une cité concentrique et cumulative, le temps et la ville tournant idéalement autour d'un souvenir comme une roue autour d'un axe."

                                                                (G.O. CHÂTEAUREYNAUD - Le Kiosque et le Tilleul)

    (Ce que j'admire dans cette phrase, c'est la façon dont sa structure mime ce qu'elle dit.)


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  • Ainsi nommé pour s'être épanoui en Angleterre sous le règne d'Élisabeth Ière.

    C'est lui qu'emploie Shakespeare dans le mystérieux recueil sur lequel les spécialistes n'ont pas fini de cogiter.

    Il y utilise le décasyllabe, ou plus exactement le pentamètre (5 mesures à 2 temps), sauf dans un fameux sonnet en vers de 11 syllabes.

    Alors que le sonnet français régulier se compose de deux quatrains et de deux tercets, on distingue dans le sonnet élisabéthain trois quatrains à rimes croisées, suivis d'un distique à rimes plates.

    Beaucoup de traducteurs préfèrent recourir à l'alexandrin, quand ce n'est pas à la prose, tant le sens est dense!


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  • À force de passer des soirées devant la cheminée sans feu, l’idée finit par surgir que la tablette, une poutre de noyer massive et lustrée, appelle un ornement. À peine éclos, déjà épanoui, le projet prend forme et, pendant que Gilles agence ses casiers et ses portants, il croît et foisonne si généreusement que les doigts de Viviane - ses doigts de fée, selon l’enjôleuse platitude de sa patronne quand elle se trouve en peine pour les retouches - s’activent avec le zèle des lutins de légende à rassembler du kapok, des chiffons, des pelotons de laine et de soie, à dessiner des patrons, à trier et assortir les matières et les couleurs. Puis, soir après soir, inconsciente réincarnation d’une Dentellière dont elle n’a sans doute jamais médité l’entier et tendre repliement sur son carreau piqué d’épingles, que jouxte une coulée de fils rouge sang et blanc de neige, voici Viviane qui taille, coud, bourre, brode. L’ouvrage achevé l’enchante au point qu’elle l’apporte au magasin, pour le montrer à sa patronne, qui répète, en souriant finement de son impuissance à sortir de la banalité, qu’elle a des doigts de fée, et qui rameute les autres vendeuses et les clientes fidèles. Journée d’euphorie et d’orgueil, où se dissout la crainte lancinante d’être inférieure -  inférieure à sa sœur, la glorieuse mère des jumeaux, à son mari qui sait toujours ce qui vaut mieux pour eux deux, inférieure au rôle que le monde lui assigne, à celui qu’elle aspire à remplir, bonne à rentrer sous terre. Non, cette fois, c’est son jour de triomphe: « Et savez-vous, Viviane ? vous me donnez une idée. Un rayon de poupées près des vêtements d’enfants… Vous en auriez le bénéfice, la boutique y gagnerait des clientes... Qu’en dites-vous ? » Viviane dit qu’il vaudrait la peine d’essayer et que, si on lui laisse un peu de temps… Toujours du temps… Mais son pouls palpite, ses pensées bondissent. Entre deux assauts d’acheteuses, elle ne peut empêcher son cerveau d’esquisser des modèles, de dresser le présentoir.


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