• TRADUCTIONS DE SHAKESPEARE

    J'ai lu pour la première fois "Hamlet" dans la traduction de François-Victor Hugo, et c'est à celle-ci que je reviens toujours. On vante périodiquement telle ou telle nouvelle version: peut-être ont-elles en effet, pour les comédiens, des vertus qui échappent à mon (absence d')oreille. Mais je ne vois pas que la plus ancienne (j'entends des fidèles) ait tant vieilli.

    Quant aux sonnets... Les traduire en prose a le mérite de l'exactitude (Pierre-Jean Jouve), les rendre en alexandrins, celui de nous jouer une musique familière - mais ils sont en décasyllabes, ou plutôt pentamètres. Seul, à ma connaissance, Philippe de Rotschild dans son anthologie de poèmes élisabéthains part du principe qu'il faut s'en tenir au mètre choisi par le poète. Évidemment l'anglais a des mots plus courts, évidemment Shakespeare a l'art de condenser en quelques termes des significations multiples - quand il ne complique pas la tâche du traducteur comme à plaisir avec un vers de 11 syllabes (sonnet XX).

      

    Voici ce que donnent différentes traductions du sonnet I:

    Texte de Shakespeare:

     

    From fairest creatures we desire increase,

    That thereby beauty’s rose might never die,

    But as the riper should by time decease,

    His tender heir might bear his memory;

    But thou, contracted to thine own bright eyes,

    Feed’st thy light’s flame with self-substantial fuel,

    Making a famine where abundance lies,

    Thyself thy foe, to thy sweet self too cruel.

    Thou that art now the world’s fresh ornament

    And only herald  to the gaudy spring,

    Within thine own bud buriest thy content,

    And, tender churl, mak’st waste in niggarding.

         Pity the world, or else this glutton be,

         To eat the world’s due, by the grave and thee.

     

    Traduction en prose de Pierre-Jean Jouve (parue en Livre de Poche):

       "Des créatures les plus belles nous désirons des naissances, que les beautés de la rose ne puissent mourir, mais que si la très mûre doit périr en son temps, son frêle héritier puisse en donner mémoire.

       Mais toi, voué à tes seuls yeux resplendissants, tu nourris l'éclat de ta flamme par le brûlement de la substance de toi-même, créant une famine où c'était l'abondance, toi-même ton ennemi et trop cruel envers ton cher toi-même.

       Toi qui es aujourd'hui frais ornement du monde, et seul héraut du merveilleux printemps, tu enterres ton bien dans l'unique bourgeon, cher avare, tu fais par lésine la ruine.

       Aie pitié pour le monde - ou bien sois ce glouton: mange le dû au monde, par toi et par la tombe."

      

    J'avoue ne guère trouver de charme à ce "brûlement de la substance de toi-même" ni à la pitié "pour", ni au "dû au monde". Je me demande d'où sort l'adjectif "unique" attaché au bourgeon  et pourquoi la beauté de la rose est devenue plurielle.  Broutilles, sans doute.

      

    Traductions en vers rimés (ou du moins assonancés):

      

      

    Aux êtres les plus beaux nous demandons des fils,

    Au lys de la beauté d’éterniser sa gloire,

    Et, puisque cède au Temps l’albe candeur des lys,

    Que de blancs héritiers nous gardent leur mémoire !

    Toi, fiançant ta vie à l’éclat de tes yeux,

    Tu nourris ton feu clair de ta propre substance,

    Et ton doux ennemi, ton moi pernicieux,

    Fait lever la famine aux champs de l’abondance.

    De la terre féconde ornement tendre et frais,

    Seul et brillant héraut du printemps qui se pare,

    Pourquoi celer ta sève en tes bourgeons jeunets,

    Vilain, qui se gaspille en jouant à l’avare ?

       Oh ! prends pitié du monde ou sois-en le bourreau :

       Dévore son espoir, pourvoyeur du tombeau !

     

    Des plus beaux êtres nous voulons progéniture,

    Que de la rose, ainsi, ne meure la beauté,

    Mais que, lorsqu’à son terme expire la plus mûre,

    Puisse un frêle héritier sa mémoire attester.

    Mais toi, qui à tes seuls yeux brillants te fiances,

    De ta propre substance tu nourris ta flamme,

    Créant une famine où régnait l’abondance,

    De toi-même ennemi, trop cruel pour tes charmes.

    Toi qui es aujourd’hui l’ornement frais du monde,

    Et ne fais qu’annoncer encor le gai printemps,

    De ton bourgeon tu fais à ta sève une tombe

    Et te ruines, jeune avare, en lésinant.

       Aie donc pitié du monde ou bien mange, goulu,

       Ce qui par toi et par la tombe lui est dû

    Des êtres les plus beaux on veut qu’ils multiplient

    Pour qu’ainsi de beauté ne meure le rosier,

    Mais, lorsque périra la fleur épanouie,

    Qu’on trouve sa mémoire en son tendre héritier.

    Mais toi, qui à l’éclat de tes yeux te fiances,

    De ton propre élément ta flamme tu nourris,

    Faisant une famine où était l’abondance,

    Pour toi par trop cruel, et ton propre ennemi.

    Toi qui ores du monde es la fraîche parure,

    Et l’unique héraut du printemps diapré,

    De ta fleur en bouton tu fais ta sépulture,

    Gaspillant, tendre avare, à vouloir lésiner :

       Sois pitoyable au monde, ou que ta tombe et toi

       Dévorent, ô glouton, ce qu’au monde tu dois
    Charles-Marie GARNIER 1990 (Les Belles Lettres) Jean ROUSSELOT 1969 (Seghers) Jean FUZIER 1989 (La Pléiade)

     

    Traductions en vers blancs voire libres:

     

    Aux créatures les plus belles nous désirons progéniture

    Pour que la rose de beauté ne puisse pas mourir ;

    Comme ce qui a mûri doit en son temps périr

    Un tendre héritier peut en perpétuer la mémoire.

    Mais toi, époux de tes seuls yeux éclatants,

    Tu alimentes de ta propre substance la flamme de ton éclat

    Et d’une abondance tu fais une disette ;

    Tu es ennemi de toi-même, à ton cher toi-même trop cruel.

    Toi, maintenant le frais ornement du monde

    Et le héraut sans pareil du merveilleux printemps,

    Dans ton propre bourgeon tu enfouis ta semence

    Et, tendre avare, ta parcimonie fait un gaspillage.

       Aie pitié du monde ou bien sois ce goinfre

       Qui engloutit ce qui est dû au monde par la tombe et toi.

     

      

    Aux êtres les plus beaux nous voulons descendance

    Afin que cette rose, la beauté, jamais ne fane

    Et, comme avec le temps ce qui a fleuri

    Doit défleurir, qu’au moins vie leur demeure

    Dans l’affection de leur postérité.

    Mais toi, à tes yeux seuls, étincelants,

    Tu t’es fiancé ; de ta seule substance

    Tu as nourri le feu de ta lumière,

    Et la famine règne en terre d’abondance,

    Tu es ton ennemi, trop cruel pour autant de grâce.

    Toi qui es à présent la fraîcheur du monde

    Et le héraut des couleurs du printemps,

    En ta fleur encore en bouton tu reclos ta sève,

    Doux avare, par ladrerie tu te gaspilles.

    Ah, aie pitié du monde ! Au lieu de dévorer

    Ce qu’au seuil du tombeau tu devras lui rendre.

      

         Aux êtres ravissants nous voulons descendance

         Pour que la rose de beauté jamais ne meure,

         Et que, ce qui mûrit déclinant avec l’âge,

         En son tendre héritier sa mémoire demeure.

         Mais toi, à tes seuls yeux éclatants fiancé,

         Flamme, tu te nourris de ta substance même

         Et fais une famine au séjour d’abondance,

         De ce gentil toi-même ennemi trop cruel.

         Et voici que, toi maintenant fleur de ce monde,

         Et héraut sans pareil du printemps fastueux,

         En ton propre bouton tu enfouis ta force,

         Et, doux avare, fais gâchis par ladrerie.

         Fais grâce au monde, ou deviens ce glouton qui mange

         Ce que la tombe et toi-même deviez au monde.
    Jean-François PEYRET 1990 (Actes Sud) Yves BONNEFOY 1995 (T.Bouchard/Y.Prié)  Henri THOMAS 1995 (Le Temps qu'il fait)


     Je préfère encore - à l'exception peut-être de la version d'Henri Thomas - les traductions rimées, en dépit de leurs infidélités, et en riant de ces "lys" qui remplacent on ne sait pourquoi (enfin, si, on devine: pour la rime avec les fils) la "rose de beauté".

      Pour ma part, j'ai tenté une adaptation en décasyllabes, en forçant peut-être parfois le sens et en me dispensant des exigences classiques touchant la rime.

      

    Il nous faut le fruit de la fleur des êtres

    Pour écarter de la beauté la mort ;

    Le plus parfait au temps devra sa perte :

    À sa mémoire un héritier rend corps.

     

    Mais toi, reclus dans l’éclat de tes yeux

    Dont tu nourris le feu de ta substance,

    Fauteur de jeûne en terre d’abondance,

    De ton cher être ennemi sans aveu,

     

    Toi que voici naissant joyau du monde,

    Simple héraut du printemps chatoyant,

    À mettre en ton bourgeon ta sève en tombe

    Tu gâches tout, doux rustre, en t’épargnant.

     

    Fais grâce au monde, ou, goinfre de ses biens,

    Sois goule, au nom du cercueil comme au tien !

                   

           

      


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