• LA MAISON

    C’est pourtant l’habileté de Gilles qui a plu à Viviane quand ils se sont connus. La prestesse et la dextérité de ses mains, qui savent aussi les subtilités des caresses. Son instinct pour dénicher l’aubaine. Sa hardiesse pour évincer les concurrents. Elle doit encore prendre plaisir à se rappeler comment, au temps de leurs sorties en bande, il écartait d’elle les rivaux, prompt à offrir un verre pour briser une conversation qui le réduisait à de la figuration, ou subodorant l’instant où la musique s’alanguirait; qui aurait résisté au velours de sa voix, à l’enlacement de son bras ? Et sa persévérance ! La femme, la maison élues, il en a fait le siège sans relâche, avec une ténacité affable et inflexible. Aucune comparaison avec les bons à peu de choses, parleurs alertes et danseurs ingambes, mais vrais mollusques par ailleurs, qui ont séduit les amies de Viviane, à commencer par la sœur de Gilles. C’est Nadia qui veille à tout, les enfants, l’appartement, la voiture, les vacances, pendant qu’Éric occupe ses loisirs à se gaver de sport par procuration, devant le téléviseur, ou au bistrot avec ses copains ; le meilleur garçon de la terre, sans doute, mais confier la conduite de sa vie à cet indolent ? Il est vrai que Nadia a les enfants, il est vrai que depuis longtemps la mansuétude lucide de son sourire récuse la naïveté qui enferme le bonheur dans l’étreinte du Prince Charmant…

    Comme si la réussite de la cheminée avait décuplé l’ingéniosité de Gilles, la maison embellit de mois en mois. Grisée par le jaillissement de trouvailles fusant de ses doigts avant même qu’il en ait formulé l’idée, Viviane cède au tourbillon. Ils ont tout chiné, les carrelages, les poignées et les tringles, les boiseries et les vitres, et ils pourraient à bon droit se vanter que leurs quêtes composent un décor de vitrine. Il n’est pas jusqu’aux alentours, la haie, la pelouse, les allées, qui ne brillent par leur netteté. Non sans mélancolie, Viviane contemple l’étendue de verdure propre et vide, s’aventure à rêver tout haut de lilas, d’une bordure de campanules, de narcisses épars dans l’herbe, d’un rosier peut-être - un seul, duquel ses prévenances obtiendront des floraisons profuses. Avec une assurance dépourvue d’animosité comme de tendresse, Gilles rogne ces effusions de fantaisie : les plantations peuvent attendre, à quoi bon trouer le gazon ? Un jardin ne s’improvise pas, il se conçoit, il se construit. Ils le construiront - mais après la maison. Elle se résigne, incertaine que ses envies de fleurs résistent à l’accumulation des tâches, trop lasse pour hausser le ton. Sait-elle quels soupirs retenus, au même instant, dans un retrait de son esprit, enveniment ses pensées?


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